32
Lachlain se tenait, seul, dans la grande forêt où tout avait commencé, un siècle et demi plus tôt. Sitôt arrivés en Russie quelques heures auparavant, Hermann et lui avaient quitté l’aéroport en camionnette pour partir sur les petites routes défoncées, à la recherche de l’endroit où il avait été capturé. Lorsque la chaussée était devenue impraticable, il avait abandonné le démon dans le véhicule.
Malgré les cent cinquante ans écoulés, il s’était dirigé sans hésiter vers le théâtre du combat, mais à présent qu’il tournait désespérément en rond autour de la clairière, en quête du moindre indice, il craignait fort de s’être trompé. Nul n’avait jamais trouvé Helvita.
Une seconde… Elle est là.
Il parcourut des kilomètres à une vitesse folle, l’épée au fourreau dans le dos, le cœur battant. Après avoir grimpé sans ralentir une colline escarpée, il examina les alentours.
Helvita s’étendait juste en dessous de lui, sinistre et désolé.
Sous la protection du soleil, Lachlain descendit droit vers la place forte. Escalada la muraille, puis longea le chemin de ronde délabré, sans que rien entrave ses mouvements sur le rempart désert. Avoir localisé le château de Demestriu ne lui apportait aucune satisfaction. Ce n’était que le premier pas.
La voix d’Emma résonna quelque part, écho affaibli, mais il ne parvint à déterminer ni d’où elle venait ni ce qu’elle disait au juste. Les entrailles de la monstrueuse forteresse, d’une immensité étourdissante, emprisonnaient son âme sœur, il n’en savait pas davantage.
Pourquoi était-elle venue ici ? Pourquoi avait-elle commis une folie pareille ?
Se pouvait-il qu’elle ait rêvé de Demestriu ? Que, durant cette nuit de violence, elle ait eu un songe prémonitoire ? Emma se trouvait dans cet enfer, où elle affrontait l’être le plus malfaisant – et le plus puissant – à avoir jamais foulé la terre. Elle qui était si douce. Elle devait être terrorisée…
Non… Il ne pouvait pas se permettre de penser de cette manière. Il l’avait localisée ; elle vivait toujours. Il parviendrait à la sauver… à condition de rester lucide, capable d’envisager, de soupeser les différentes possibilités.
Si les vampires gagnaient à chaque fois, c’était parce que les Lycae étaient incapables de maîtriser la bête en eux… parce qu’ils la laissaient trop facilement prendre les rênes.
Emma bondit en arrière par-dessus le bureau, échappant de peu aux mains griffues de l’adversaire qu’elle regarda, incrédule, fendre en deux le gros meuble massif comme elles auraient déchiré un papier.
Le bois se fissura dans un craquement, puis tomba sur le sol avec un choc sourd.
Demestriu se matérialisa derrière elle avant qu’elle ait compris qu’il glissait. Elle se jeta de côté, mais il la frappa à la hanche, où il trouva une prise en lui lacérant la peau. Il la remit alors sur ses pieds aussi facilement qu’une poupée de chiffon, pendant que les plaies de son flanc et de sa jambe déversaient des flots de sang. Les avant-bras de son père se posèrent sur ses épaules.
Il va m’arracher la tête, comprit-elle.
— Adieu, petite Emmaline.
Mais… il fait écran.
Elle inspira à fond et hurla. L’épaisse vitre noire qui les dominait explosa littéralement, et le feu solaire envahit la pièce. Demestriu se figea, comme assommé par ce bain de lumière. Emma se blottit contre lui, déterminée à en faire son bouclier. Lorsqu’il chercha à se dégager, elle se battit pour l’en empêcher, mais il avait une force terrible, même s’il brûlait déjà. Il glissa dans l’ombre avec elle.
Près de l’épée.
Elle se laissa tomber à terre, ramassa son arme, passa derrière l’adversaire et la lui plongea dans le dos. Un haut-le-cœur la secoua quand il lui fallut forcer pour transpercer l’os, mais elle s’obligea à remuer le fer dans la plaie, comme on le lui avait appris.
Demestriu s’effondra. Elle dégagea son épée, bondit par-dessus le blessé pour lui porter un second coup, et s’aperçut soudain qu’il la regardait avec stupeur.
Il parvint à se redresser sur un genou, ce qui la terrifia tellement qu’elle lui plongea une fois de plus sa lame dans le corps, en plein cœur, de toutes ses forces. Alors il retomba en arrière, épinglé sur le dallage.
Mais il n’en continua pas moins à se tortiller. Ces plaies terribles ne suffiraient pas à le tuer : il fallait lui couper la tête. Emma s’approcha en boitant de l’autre épée, qu’elle dégaina avec des mains tremblantes. Lorsqu’elle se retourna, ses traits se crispèrent. Une mare de sang noir s’était étalée autour du vaincu. Elle allait devoir marcher dedans.
Demestriu changeait en se vidant de son sang. Son visage s’adoucissait, perdait son aspect macabre en même temps que ses arêtes anguleuses et ses ombres dures.
Les yeux qu’il ouvrit soudain étaient aussi bleus que le ciel.
— Libère-moi.
— Ben voyons.
— Pas ce que… je veux dire… Tuer.
— Nom de Dieu ! s’écria Emma. Pourquoi me dire une chose pareille ?
— Contenir la faim… les souvenirs… Pas de souvenirs de l’horreur… que j’ai inspirée. (Des coups violents retentirent à la porte.) Laissez-nous ! rugit-il, avant d’ajouter tout bas, pour elle seule : Coupe-moi la tête. La taille. Les jambes. Ou je risque de me relever… L’erreur de Furie.
— Furie ? Vous l’avez tuée ?
— Non, torturée. Elle n’était pas censée tenir aussi longtemps…
— Où est-elle ?
— Sais pas. Lothaire s’en occupe. La tête, la taille, les jambes…
— Je n’arrive pas à réfléchir.
Elle se mit à faire les cent pas. Furie, vivante ! Par Freyja…
— Emmaline… Maintenant !
— Eh, je fais ce que je peux, OK ?
Il n’était pas censé jouer son Dark Vador en lui expliquant comment s’y prendre pour être absolument sûre de le tuer. La tête, d’accord, mais la taille et les jambes… ? Était-il devenu tellement puissant ?
— Votre impatience ne m’aide pas, figurez-vous.
— Ta mère est morte de chagrin… parce qu’on n’a pas réussi à y mettre un terme. Toi, tu peux.
Elle inspira profondément puis se planta au-dessus de lui, la main haut placée sur la garde de l’épée. Comme au base-ball, quoi. Arrête, se dit-elle, tu n’as jamais joué au base-ball ! Ouais, bon. Kaderin tient toujours son épée négligemment, le poignet souple. Mais je ne suis pas Kaderin. Pense en vampire. Quel obstacle y a-t-il entre toi et l’homme que tu aimes ? Toi et ta famille ? Quatre coups bien appliqués. Quatre. Autant dire rien.
Plus Demestriu lui paraissait implorant, plus elle trouvait difficile d’en finir. Les yeux clairs, les traits débarrassés de leur grimace menaçante, il n’avait absolument rien d’un monstre. Ce n’était qu’une créature qui souffrait. Emma tomba à genoux près de lui, indifférente au sang.
— On pourrait peut-être envisager une sorte de réadaptation…
— Ça suffit, ma fille.
Il claqua des dents dans sa direction. Elle battit en retraite à toute vitesse, à quatre pattes. Les coups reprirent à la porte du couloir.
— Ils ne peuvent pas glisser dans mon bureau, mais ils vont finir par entrer de force… Là, ils te captureront et te garderont prisonnière pour se nourrir de toi… jusqu’à ce que tu meures de chagrin. À moins qu’Ivo ne t’oblige à tuer et à changer.
Seigneur, non, pas ça !
— Je boirai… continua Demestriu. Je guérirai… Je me retransformerai, et je ne connaîtrai pas le repos avant de les avoir massacrés tous… le Lycae… et son clan.
Mon clan à moi aussi. La porte s’incurvait à présent, le bois se fendait. Protège-les, chuchota l’instinct.
— Je suis sincèrement désolée de devoir en arriver là.
Une ombre de sourire joua sur les lèvres du blessé, vite chassée par une grimace de douleur.
— Emma l’Improbable… la Tueuse de Rois.
Elle brandit son épée, visa, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues comme le sang sur sa jambe.
— Attends ! La tête d’abord… s’il te plaît.
— Oh, la, la, balbutia-t-elle.
Avant d’ajouter dans un sourire misérable, larmoyant :
— Adieu… papa.
— Fier… de toi.
Emma ferma les yeux en abattant sa lame avec assez de force pour secouer tout le corps de Demestriu… mais elle ne disposait que d’une arme de pacotille, si émoussée qu’elle dut s’y reprendre à trois fois pour couper le cou du vaincu. Elle s’attaqua ensuite à la taille, qui lui demanda un temps fou. Lorsque enfin elle en arriva aux jambes, elle était couverte de sang.
Le public allait dire, à juste titre, qu’elle en avait sur les mains…
Au moment où elle mettait le point final à l’exécution, la porte céda. Elle montra les dents.
Ivo. Emma le reconnaissait pour l’avoir vu dans les souvenirs de Lachlain. Elle brandit son épée.
Mais pourquoi la regardait-il de cette manière ? On aurait juré qu’il ne pouvait détacher d’elle ses yeux rouges… qu’il était en adoration à cause de la mise à mort qu’elle venait d’accomplir… Franchement, cela avait de quoi vous ficher les chocottes.
— Vous êtes vraiment Emmaline ? demanda-t-il d’une voix hésitante.
Deux autres vampires se pressaient à la porte derrière lui. Bon, finalement, un meurtre par jour, c’était peut-être assez… Après avoir ôté la chevalière de Lachlain de la main inerte de Demestriu, elle se redressa de toute sa taille.
— Je suis Emmaline, lança-t-elle d’une voix forte. La Tueuse de Rois.
— Je savais que vous seriez comme ça. (Ivo s’approcha.) Je le savais.
Elle leva son épée de pacotille – cette saleté – aussi fièrement que s’il s’agissait d’Excalibur.
— Reste où tu es, Ivo.
— Je t’ai cherchée, Emmaline. Des années et des années. Depuis que j’ai entendu parler de ton existence. Je veux que tu deviennes ma reine.
— Oui, oui, on me la fait souvent, celle-là.
Elle s’essuya le visage sur sa manche. Apparemment, elle n’avait que l’embarras du choix : soit elle tombait aux mains de la Horde, soit elle sautait par la fenêtre. Au soleil.
— Je regrette, mais j’ai déjà accepté un autre poste.
À moins qu’elle ne parvienne à glisser. Bon, ça n’avait pas marché pendant le combat, mais elle l’avait déjà fait. Une fois. Elle pouvait disparaître avant de toucher terre dehors. En théorie. Sauf que ses blessures l’avaient affaiblie. Rejoindre Lachlain, il ne fallait pas y penser. Elle saignait à flots. Tu ne t’es déplacée que de quelques mètres… rien à voir avec le tour du monde…
En termes de glissade, c’était du pareil au même, mais elle ne savait pas si elle en était capable. Quand les vampires se ruèrent vers elle, elle montra les dents en crachant et se jeta par la fenêtre.
Elle volait ! Elle glissait ! Non…
Elle atterrissait sur les fesses dans un buisson, au soleil. Se relevait pour se mettre à courir vers le couvert. Les yeux fermés à la douleur, elle évoqua le bayou… Le bayou. La fraîcheur. L’humidité.
Sa peau prit feu.
Le hurlement d’Emma lui avait crevé un tympan. Enfin, ses derniers échos s’éteignirent en se propageant à travers le château. Lachlain continua à courir dans les escaliers en colimaçon, car il n’avait pas oublié que les appartements de Demestriu se trouvaient au sommet de la forteresse.
À présent, aucun bruit ne lui parvenait plus, que ses propres halètements. Il chercha à localiser Emma à l’odeur, mais le sang qui avait coulé à flots en ces lieux l’empêchait de sentir quoi que ce soit d’autre.
Au dernier étage, il ralentit pour se glisser prudemment dans l’obscurité. Il y était presque. Il allait la sauver, l’emmener…
La vision qui s’offrit à lui le stupéfia. Demestriu, réduit en pièces – littéralement.
Ivo se précipitant vers le soleil, comme s’il venait de laisser tomber par la fenêtre un trésor sans prix.
— Non ! Pas en plein jour ! (Il se rejeta en arrière dans la pénombre.) Elle a glissé.
Le vampire se voûta un peu en se frottant la main, visiblement soulagé, puis cligna des yeux.
— Elle s’en est tirée. (Il se tourna vers ses deux séides.) Maintenant, allez me chercher la vidéo ! Je veux savoir tout ce qu’il y a à savoir sur elle.
Lachlain était sidéré. Ce n’était pas possible, elle n’avait pas pu sauter dehors au soleil…
Il se rua à la fenêtre, mais ne découvrit à l’extérieur qu’une clairière déserte. Emma avait bel et bien disparu. Quant à savoir ce qui s’était passé au juste… Avait-elle rejoint Kinevane ?
Derrière lui, quelqu’un dégaina une arme.
— Alors, on revient d’entre les morts ? lança Ivo d’un ton aimable.
Lachlain se retourna juste à temps pour le voir jeter un coup d’œil à la porte de communication par laquelle ses deux sbires venaient de sortir. Ils allaient chercher une vidéo ? Certes, il existait des caméras de surveillance capables de filmer en toute discrétion…
— Alors, on espionne son roi ?
— Bien sûr. Pourquoi ne pas utiliser les merveilles du monde moderne ?
— Mais te voilà bien isolé. (Lachlain montra les dents, ravi.) Il va falloir te battre seul. Sans une dizaine de complices. À moins que tu ne préfères t’enfuir en glissant ?
Il avait beau mourir d’envie de rentrer chez lui, Ivo représentait un grave danger pour Emma. Elle avait réussi à tuer Demestriu sans aide, apparemment, mais à en juger par le regard dément d’Ivo, il n’était pas près de cesser d’envoyer ses mignons à la recherche de la belle.
Le vampire examina d’un air calculateur le bras blessé du Lycae.
— Non, je vais rester et me battre. Il paraît que tu la crois tienne ?
— Ça ne fait absolument aucun doute.
— Elle a éliminé celui qui risquait de me châtier, alors que nul n’en était jamais venu à bout, et elle me mènera à la couronne. (Ivo s’exprimait tout bas, d’une voix chantante, comme ébloui par une vision.) C’est à moi qu’elle appartient. Je la retrouverai. Peu importe ce qu’il m’en coûtera, je la retrouverai…
— Jamais de la vie.
Lachlain dégaina de la main gauche et fonça, visant la tête. Ivo para. Les lames tintèrent l’une contre l’autre.
Deuxième tentative. Troisième, quatrième… toutes vaines. Lachlain manquait d’entraînement, surtout de la main gauche. Lorsqu’il entendit revenir les deux sbires de son adversaire, un grognement de fureur lui échappa. Il bloqua une attaque dans le dos en donnant un grand coup de griffes qui abattit l’un des arrivants.
Les deux vampires restants l’encadrèrent. Sans lui laisser le temps de comprendre ce qui se passait, Ivo glissa à quelques centimètres de lui, frappa, puis disparut. Le coup dérapa sur l’épaule et le torse de Lachlain, qui roula à terre.